lunes, 16 de enero de 2012

Averroès, le passeur de sagesse

Par (L'Express)
http://www.lexpress.fr/culture/livre/averroes-le-passeur-de-sagesse_1066571.html?xtor=EPR-618-[XPR_Culture]-20111230--3602901@189694657-20111230142721


Le philosophe arabe de Cordoue Averroès fut admiré dans l'Orient comme dans l'Occident médiéval. Mais la pensée brillante de ce grand exégète d'Aristote lui a aussi valu méfiance et rejet.

Il est sans nul doute le plus connu d'entre tous. Quel autre philosophe arabe peut se vanter d'être à la fois la vedette d'un film du cinéaste égyptien Youssef Chahine et le héros d'un conte de l'écrivain argentin Jorge Luis Borges? Plus de huit cents ans après sa disparition, Abou'l Walid Mohammed ibn Rushd a traversé le temps, du Moyen Age à l'époque contemporaine, exerçant une même fascination. Penseur singulier, subtil interprète d'Aristote, cet Arabe d'Andalousie a suscité admiration et controverses de son vivant comme après sa mort formant un lien entre Orient et Occident, islam et chrétienté. Son influence a rompu les barrières linguistiques et religieuses. L'Europe, souvent par l'intermédiaire de traducteurs juifs, a lu, critiqué, parfois approuvé, celui qu'elle avait "rebaptisé" du nom d'Averroès. Les califes de l'islam l'ont d'abord honoré, puis suspecté, et enfin exilé, le transformant en modèle d'une pensée arabe médiévale à la fois riche et en proie à la rigidité théologique des pouvoirs en place.

Les savants au zénith

Le Moyen Age est l'apogée de la science arabe. A cette époque, des savants s'illustrent dans toutes les disciplines, de la médecine à la chimie en passant par l'astronomie ou la géographie. Une série de traductions encouragée dès le califat d'Abou Jaafar al-Mansour (754-775) favorise par exemple la transmission de l'héritage grec du géomètre Euclide ou du médecin Galien. Les scientifiques arabes vont également puiser leur savoir jusqu'en Inde, des ouvrages de mathématiques ou d'astronomie étant traduits du sanskrit.L'apport proprement arabe est considérable. Citons le développement de l'algèbre, dû à Al-Khwarismi (783-850) et à son Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison. Du côté des astronomes, Al-Biruni (973-1048) calcule le rayon de la Terre; le résultat (6 339,6 kilomètres) sera utilisé jusqu'au XVIe siècle en Europe. La médecine s'illustre quant à elle par l'organisation des hôpitaux en services spécialisés, en avance sur l'Occident médiéval. Les chimistes, eux, s'attachent à l'étude des métaux, (or, argent, étain, cuivre, fer...). Ils inventent aussi le savon, obtenu à partir de l'huile d'olive. Dès les XIIe et XIIIe siècles, cette tradition scientifique commence toutefois à décliner lentement.
Sa vie commence en 1126 sur les bords du Guadalquivir, dans la très belle ville de Cordoue, capitale de l'Espagne musulmane. Ibn Rushd appartient à une famille de juristes célèbres. L'oeuvre de son grand-père comprend une vingtaine de volumes consacrés à la jurisprudence islamique. Le jeune homme reçoit une formation d'élite. Aucune science ne doit lui être étrangère. Ses années d'éducation se partagent entre la théologie (kalam), le droit, la poésie, la médecine, les mathématiques et la philosophie (falsafa). Grâce à celle-ci, il acquiert très vite une renommée de savant illustre au parcours envié. Car son destin l'a jeté dans les bras d'un grand nom de la pensée antique: Aristote, dont il interprète les oeuvres majeures comme personne ne l'a fait avant lui.
A l'époque d'Averroès, le philosophe grec est loin d'être un inconnu dans le monde musulman. Très loin de l'Espagne, Al-Farabi (872-950), à Bagdad, et Avicenne (980-1037) ont étudié ses traités. Dès les années postérieures à la conquête arabe au VIIIe siècle, des traductions, effectuées par des chrétiens d'Orient, sont apparues, avec l'encouragement des califes. Elles se multiplient au siècle suivant.

La corruption des textes suscite parfois la confusio

Le califat d'Al-Mamoun (813-833) marque l'apogée de cette transmission de la pensée grecque dans l'univers islamique. L'Organon et la Métaphysique d'Aristote voisinent avec La République de Platon ou l'Isagoge de Porphyre. Mais ces travaux se révèlent la plupart du temps fragmentaires. Rares sont les éditions complètes. La corruption des textes suscite aussi une confusion. Il est fréquent que des traducteurs insèrent des passages venus d'autres auteurs. Le courant néoplatonicien fournit à lui seul la majorité de ces incursions parasites. Plus grave: il y a même des faux qui circulent, comme le fameux Liber de causis. Le Moyen Age arabe et latin y voit un texte théologique majeur d'Aristote: il résulte d'un auteur arabe inconnu du IXe siècle inspiré des néoplatoniciens Proclus et Plotin.
Pour découvrir un Aristote plus authentique, Averroès ose une révolution intellectuelle. Plus question de prendre les traducteurs au mot: il leur applique les méthodes de l'exégèse. Chaque passage est examiné d'un oeil critique. Confrontations des versions et recoupements offrent les clefs d'une nouvelle lecture, d'un nouveau texte, plus proche de l'original. Ces efforts ouvrent la voie à la série de commentaires d'Aristote rédigés par le philosophe cordouan. Des textes dont la précision et la finesse vaudront à leur auteur, après sa mort, d'être surnommé "le Commentateur" par les théologiens latins.
Ibn Rushd ne se contente pas du rôle de brillant interprète. Sa propre pensée se déploie dans des livres personnels au tour parfois polémique. Le philosophe s'y dévoile un défenseur des droits de la raison, même contre d'éminents théologiens, tel Al-Ghazali (1058-1111). Ce mystique a écrit, en 1095, le Tahafut al-Falasifa (Incohérence des philosophes), un ouvrage au retentissement considérable. En vingt questions sur l'homme, le monde, Dieu, Al-Ghazali expose son hostilité à la philosophie, dont les démonstrations ne démontrent, d'après lui, rien. C'est à ce monument que s'attaque Averroès en rédigeant son Tahafut-al-Tahafut (Incohérence de l'incohérence). La critique se veut radicale. Les arguments de l'adversaire sont démontés point par point pour rétablir les droits d'Aristote. Cet écrit coûte cher à Averroès. N'est-il pas à l'origine de cette réputation d'hérétique qui le poursuit, dès lors, dans le monde musulman? Ou bien est-il victime d'une campagne d'opinion contre lui et les fonctions de juge qu'il exerce à Cordoue?
Quoi qu'il en soit, en 1197, le penseur est devenu un suspect. Le calife Al-Mansour l'exile vers la petite ville andalouse de Lucena. Au bout d'un an et demi, le pardon lui est accordé. Il est rappelé à la cour de Marrakech (Maroc), mais laissé sans emploi. Averroès meurt en 1198, loin de son Espagne natale. Curieusement, son avenir ne se dessine plus en terre d'Islam, où il provoque toujours la méfiance. Il "ressuscite" en Occident grâce à la traduction de ses oeuvres par Michel Scot, entre 1228 et 1235. Elles deviennent très vite l'objet d'une querelle à laquelle participent les plus grands esprits de l'époque, Albert le Grand et Thomas d'Aquin, auteur d'un texte intitulé Contre Averroès. Mais ceci est une autre histoire.

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