martes, 24 de enero de 2012

"En Espagne, on manque de sérieux pour faire des révolutions"

Par Emmanuel Hecht et André Clavel (L'Express), publié le 12/01/2012 à 16:30
http://www.lexpress.fr/culture/livre/en-espagne-on-manque-de-serieux-pour-faire-des-revolutions_1070707.html

"En Espagne, on manque de sérieux pour faire des révolutions"
"A Madrid, l'été 1936, il y avait aussi quelque chose de carnavalesque"
R.MARTIN/Le Seuil

De passage à Paris, le romancier Antonio Molina n'hésite pas à contester l'histoire officielle espagnole. Rencontre.


Votre roman, Dans la grande nuit des temps, traite de la guerre civile. Quelle est la place de cet épisode tragique dans la littérature espagnole ?
De plus en plus importante. Lorsque j'ai commencé à publier, dans les années 1980, nul ne parlait de ce que vous appelez la guerre d'Espagne. Il y a donc un mieux. Mais, aujourd'hui, il faudrait passer à une autre étape : sortir de la représentation simpliste où les républicains sont par essence les bons et les nationalistes, les méchants.
C'est le parti pris de votre roman : sortir des clichés. Voulez-vous dire que le récit objectif, dépassionné, sur la guerre civile est toujours aussi malaisé en Espagne ?
Disons que la tâche est rude. Les historiens ont fait leur travail, mais celui-ci n'a pas irrigué la société espagnole, à commencer par le système éducatif, qui est, chez nous, décentralisé, donc soumis au bon vouloir des régions. Au Pays basque et en Catalogne, la guerre civile continue d'être présentée comme celle de l'Espagne "éternelle", impérialiste, arrogante, etc., contre les provinces, "innocentes victimes" et toujours du côté du droit et de la justice. Soit, pour la période 1936-1939, celui des républicains. Dans le même ordre d'idées, un historien a vu récemment la couverture de son livre censurée par sa propre maison d'édition au prétexte que celle-ci représentait des habitants acclamant les troupes nationalistes après la chute de Barcelone. Une telle scène est en effet impensable pour l'Histoire "officielle" : pas un seul Catalan, pas un seul Basque, n'aurait, bien entendu, pu se commettre au côté du futur Caudillo !
Qui sont les grands écrivains de la guerre d'Espagne : Hemingway, Malraux, Orwell... ?
Hemingway est le pire de tous. Il est manichéen et simpliste. Malraux est plus difficile à juger. Son regard est généreux, mais sa connaissance de la réalité est très limitée... Orwell aura sans doute été le plus lucide, parce qu'il a su prendre de la distance avec l'idéologie du Poum, le parti trotskiste dont il était proche. Mais le meilleur des écrivains sur la guerre d'Espagne est Arturo Barea (1897-1957). La Forge d'un rebelle [NDLR : publié en 1948 chez Gallimard, aujourd'hui introuvable], trilogie autobiographique écrite en exil par un républicain qui a toujours condamné les excès commis par son propre camp, est, de mon point de vue, la plus belle oeuvre sur la guerre d'Espagne.
Pour être aussi précis, notamment sur les intellectuels et les artistes, Buñuel, Lorca..., vous avez sans doute réuni une documentation impressionnante. Comment travaillez-vous ?
Au risque de vous décevoir et de passer pour arrogant [rires], sachez que je n'ai pas de documentation particulière. Juste une familiarité avec ces personnages. Sous le franquisme, les côtoyer, même de manière livresque, était l'expression d'une sympathie. Une forme d'engagement.
Votre roman fait songer à La Modification, de Michel Butor. Les sentiments se métamorphosent au fur et à mesure que l'on se déplace dans l'espace...
J'ai lu La Modification, mais c'est à... La Montagne magique que j'ai pensé en débutant ce livre. Sous la plume de Thomas Mann, tout déplacement physique est également doublé d'un déplacement mental.
En Espagne, on manque de sérieux pour faire des révolutions", dit un des personnages. Que signifie cette formule ?
Il faut se rappeler la situation à Madrid à l'été 1936. Le gouvernement central s'évapore, les franquistes attaquent la ville, et, du côté républicain, chaque tendance - communistes, anarchistes, trotskistes... - fait sa propre révolution. Les uns et les autres volent des armes et des uniformes, tuent allègrement des bourgeois et brûlent des églises. Notez qu'ils ne s'en prennent jamais aux banques ! Ces scènes, rapportées dans mon livre, ont évoqué à ma femme L'Enterrement de la sardine, de Goya. Dans ce tableau, des Espagnols en liesse, et grimés comme à carnaval, manifestent leur joie à l'annonce du départ des troupes de Napoléon. A Madrid, l'été 1936, il y avait aussi quelque chose de carnavalesque.
Goya, justement : de nombreuses scènes de votre livre sont des descriptions de tableaux. D'où vient cette sensibilité ?
Je suis historien de l'art de formation. Mon imagination est visuelle. Je ne sais pas faire autrement...
 

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