jueves, 9 de febrero de 2012

"Quoi de plus émouvant qu'une feuille de journal abandonnée..."

InterviewAntoni Tàpies parle de son rapport à la presse et à la matière même du journal, de la peinture, du rouge et du noir, de la Catalogne, et de son intervention dans «Libération».


Par ANTOINE DE BAECQUE (envoyé spécial à Barcelone), HERVÉ GAUVILLE (envoyé spécial à Barcelone)
Zélé lecteur de journaux, pourrait-on vous qualifier ainsi?
Les journaux m'intéressent, comme la plupart des moyens de communication. Je lis régulièrement La Vanguardia, le quotidien catalan ; il m'arrive parfois d'acheter un autre journal, Avui (Aujourd'hui), lui aussi catalan. Je m'intéresse aux informations, j'aime avoir une idée de la situation du monde, mais les articles concernant les arts me sollicitent aussi, évidemment. J'ai moi-même publié dans La Vanguardia, et je fais partie de la société des amis d'Avui. Ces collaborations concernaient surtout des articles sur l'art contemporain.
Le journal a-t-il un attrait particulier pour votre travail ?

C'est un matériau très expressif, parlant en lui-même. Parmi les multiples supports de peinture, il apporte une image immédiatement perceptible, il communique en soi, à l'intérieur de l'oeuvre. Je suis toujours frappé par la matérialité de l'écriture sur papier journal. C'est une part du monde, avec ses caractères, sa typographie, ses photographies, comme une matière parlante. J'ai souvent joué avec les messages rédigés, en isolant, par exemple, des mots chargés d'une thématique forte, celle qui peut porter des idées humanitaires. Textes et images de la presse constituent pour moi un réservoir de formes et d'interprétations.
Dans vos peintures, il y a des lettres, des mots, des phrases. C'est un «art graffiti» ?
Les mots reviennent, des lettres, bien sûr le «A» et le «T», mais aussi «Liberté» ou «Amour». Ce sont des petits éclaircissements sur la conscience humaine, des fenêtres entre mon univers personnel et le monde tel qu'il est ; ils portent une énergie vitale. C'est l'émotion qui passe à travers ces mots du journal, autant que des informations. Et quoi de plus émouvant qu'une feuille de journal abandonnée au bord d'un trottoir ? Je me souviens d'avoir été captivé par une page d'annonces nécrologiques abandonnée dans la rue à Barcelone, froissée, roulée en boule. Je m'en suis servi pour composer la Croix de papier journal, un collage sur carton de 1946. Depuis cette date, les croix tiennent une place importante dans mes tableaux. Cette page de journal a été pour moi un point de départ : elle était très dramatique, par son contenu (des nécrologies) et par sa forme d'abandon, abîmée. Même le papier hygiénique recèle d'insoupçonnées vertus, je l'ai associé à ma peinture. Une fois, il est venu un délégué épiscopal dans une exposition, il a vu une croix en papier journal et hygiénique : il est parti furieux, tentant de faire fermer l'exposition.
Qu'est-ce que raconte un journal ?
Je le ressens comme la part tragique de l'humanité, et sa matière est souvent dramatique : il est froissé, massacré, piétiné, dans le caniveau. Cela me touche, j'ai envie de protéger ces journaux autant que de les utiliser. Mais un journal est toujours fait pour être détruit et, en Espagne, pays longtemps pauvre, il servait à beaucoup de choses. On ne gaspillait pas le papier journal, il était recyclé, et tous ces usages passent quand je l'utilise dans un travail. C'est pourquoi il revêt souvent dans mes oeuvres une forme d'expression violente : la couleur, généralement du rouge et du noir, de gros traits, il ne faut pas le ménager.
Dans votre travail pour Libération, vous proposez une page avec des mains sanglantes.
Ce sont les mains de la tragédie du monde, comme si l'actualité dramatique, les massacres, les attentats, les guerres s'emparaient du journal à travers un homme aux mains ensanglantées. C'est l'«homme-massacre» qui prend le journal à pleines mains, et le sang s'imprime sur les caractères, les articles... (voir pages 14 -15, Ndlr).
Y voyez-vous aussi les mains négatives des peintures rupestres ?
Comment ne pas songer aux grands bisons des grottes d'Altamira, la chapelle Sixtine de la préhistoire ? N'est-ce pas l'une des origines les plus émouvantes de la peinture ? Aujourd'hui, la peinture semble plus frivole. Sa dimension culturelle a remplacé la part cultuelle, mais cette dernière reste néanmoins importante dans mon travail. Cultuelle et non surnaturelle. Je vise la transcendance dans l'immanence.
Comment lisez-vous le journal ?
Je commence par le début, et je passe rapidement les pages, avant de revenir sur les articles qui m'intéressent. Mais je lis de plus en plus lentement, une heure trente pour La Vanguardia... J'écoute également la radio, même quand je travaille beaucoup, jusqu'à l'épuisement parfois, durant l'été. Puisque nous parlions de culte, la lecture d'un journal et l'écoute de la radio sont pour moi des rituels quasi sacrés.
Existe-t-il de cela des répercussions dans votre travail ?
Cela arrive, par exemple dans le cas de l'exécution du militant catalan Puig Antich, en 1974. J'ai écrit une lettre à Franco pour essayer de le sauver. En vain, il a été le dernier condamné garrotté sous le régime franquiste. J'ai peint un tableau avec ses initiales. Peindre un nom propre n'est pas un geste anodin : c'est un contre-Panthéon, un contre-fronton : «A mes grands hommes, ma peinture reconnaissante...» J'ai peint aussi le drapeau catalan. Au moment de la dictature, la Catalogne n'existait plus. L'histoire de la Catalogne m'a énormément aidé, je m'y suis accroché, sans elle je serais mort depuis longtemps. Il faut savoir que la Constitution catalane est la première Constitution écrite de droit public dans le monde. C'est pourquoi, sans doute, je suis si attaché à l'écrit, au verbe, de même qu'à la Catalogne. On peut dire que la Catalogne a apporté sa Constitution à l'humanité en général.
Et que pensez-vous de Libération en particulier ?
Libération reste associé à son fondateur, Jean-Paul Sartre. La première fois que j'ai lu ce journal, à Paris, au milieu des années 70, j'ai remarqué la mention : «Fondateur : Jean-Paul Sartre.» Après la guerre civile j'ai découvert deux de ses livres, la Nausée et L'existentialisme est un humanisme. Ces livres ont été mes bréviaires.
Vous suivez les revues d'art contemporain ?
Plus jamais. Après les désastres des guerres, je me suis éloigné de la culture occidentale et orienté vers le bouddhisme zen. Ils n'ont ni dieu, ni pape, ni évêques, ce qui est le premier pas vers la sagesse...
Vos peintures marquent une prédilection pour certaines couleurs, le rouge, le noir, et un relatif dédain pour d'autres, le bleu. Y a-t-il une raison précise ?
Lorsqu'il s'agit d'un concert, personne ne s'avise d'aller demander des explications à un musicien. Mais dès qu'il est question de peinture, l'artiste est mis en demeure de fournir des éclaircissements. On continue à attendre d'une peinture qu'elle joue le rôle de document visuel. Oui, c'est vrai, le rouge et le noir me sollicitent davantage que le bleu, mais à quoi bon en chercher la raison ? La seule chose à dire, c'est que je reste frappé par la manière dont n'importe quel objet peut se trouver relié à une totalité universelle. Je pense que tout est relié, que tout doit être relié. D'ailleurs, «relier» est l'étymologie de religion, ce qui donne une tout autre connotation à ce mot. Etre artiste consiste à établir un rapport entre des choses matérielles, qui établissent à leur tour une relation avec les choses spirituelles. Il circule ainsi un esprit de fraternité entre les choses. Je me soucie d'un art plus expressif qu'explicatif.
Comment avez-vous réagi quand Libération vous a demandé d'être son «invité» ?
J'ai été impressionné : saurais-je faire quelque chose ? Nous en avons discuté avec mon galeriste et ami, Jean Frémon, et il m'a engagé à accepter cette proposition car, soutenait-il, «ce sera d'abord un jeu, il faut vous amuser»... Effectivement, ce fut assez amusant. Libération, pour moi, est un journal très à gauche et un objet très visuel. La première chose me plaisait, la seconde me sollicitait. Je pense qu'il y a une cohérence souterraine entre ce journal et moi, mes sympathies de gauche affirmées, mon lien à Sartre, mon intérêt pour les éléments visuels et graphiques de la chose imprimée.
En 1987, vous aviez déjà réalisé une page pour Libération, à l'occasion de la Fiac...
Je ne me le rappelle plus, envoyez-moi ça pour mes archives. Je conserve tout, pour moi et ma fondation de Barcelone...
Votre une de ce 13 décembre ?
C'est un collage très simple, probablement influencé par les couvertures que j'ai pu voir et feuilleter, le logo, le noir et le rouge qui sont les couleurs du journal et sont donc aussi un peu les miennes.
Il y a aussi des lettres, un alphabet...
C'est une chose qui me ressemble et que j'offre volontiers à vos graphistes et à vos lecteurs : les «A» et «T» de mon nom, mais aussi toutes les lettres qui sont imprimées sur des feuilles de journaux. Cela exprime mon intérêt, même mon amour, de ce matériau, je suis touché par les casses des ateliers d'autrefois où étaient rangés les caractères d'imprimerie. En fait, j'aimerais vous compliquer un peu la tâche et vous obligez à travailler comme avant...
La dernière page, ce «L», cette chaise vide...
Je recommande de ne pas expliquer. Pour moi, c'est instinctif : je peins à l'instinct. Il vaut mieux se laisser emporter par l'image d'une chaise vide. Je me souviens d'une pièce musicale de Pierre Henry qui s'appelait Variations pour une porte et un soupir, entendue dans les années 60. Cela m'avait impressionné, et j'ai fait beaucoup de portes à ce moment. Là, c'est un dessin de chaise pour Libération... Sur le toit de ma fondation, il y a aussi une chaise. C'est une chose très physique : il faut ressentir l'oeuvre, son énergie.
Parvenu à votre âge, vous êtes toujours aussi «physique» ?
Sans doute l'introspection est-elle devenue plus importante chez moi. Mais la fatigue est un paramètre très important. Elle me rend hypersensible, et j'ai appris à jouer avec elle. Je marche, je marche, je marche autour d'une toile blanche posée par terre. Ensuite, la fatigue aidant, cette sorte de fatigue rythmique, des idées surgissent. L'abstraction noue un lien de plus en plus étroit avec mon corps et les matières. Il peut en résulter un aspect plus ou moins réaliste. Viennent aussi des corps extérieurs, qui se présentent toujours sous forme de fragments. J'ai tendance à y déceler l'empreinte de la peinture chinoise ou japonaise, qui attend que le spectateur complète les figures morcelées qu'il a sous les yeux. Mon travail tend à faire voir à quel point le monde est douleur. Pour calmer un peu la douleur ou l'angoisse, je nourris l'illusion que la peinture n'est pas tout à fait inutile. Mon désir est d'éveiller des états qui puissent atténuer la douleur. Ainsi le spectateur trouvera-t-il son propre chemin.
Cette fatigue vous impose-t-elle des limites ?
L'été dernier, en trois mois, j'ai peint trente-cinq toiles, un peu plus que les années passées, alors, la fatigue, il ne faut pas exagérer son pouvoir ! Au fur et à mesure que le travail progresse, l'entraînement se fait. Et puis, je sais bien qu'en automne je peux à nouveau m'accorder une période plus tranquille. En revanche, pour la sculpture, je dois encore me mettre à voyager. Il faut savoir renouveler son énergie. Je me rends en Provence où je retrouve depuis des années Hans Spinner, qui m'aide à cuire mes sculptures. Mais vous avez raison, avec l'âge, certaines choses ne sont plus possibles : aujourd'hui, j'ai besoin de deux assistants pour redresser mes tableaux une fois que j'ai fini de les peindre. Ils sont si lourds.

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