miércoles, 22 de enero de 2014

La beauté, la justice, l’ordre… Voilà sur quoi sont bâties les civilisations

Jacques Le Goff : « La beauté, la justice, l’ordre… Voilà sur quoi sont bâties les civilisations »

Propos recueillis par Nicolas Truong
http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/01/21/jacques-le-goff-la-beaute-la-justice-l-ordre-voila-sur-quoi-sont-baties-les-civilisations_4352034_3260.html

Historien médiéviste de renommée internationale, auteur d'une oeuvre monumentale, Jacques Le Goff a publié Le Moyen Age et l'Argent (Perrin, 2010), A la recherche du temps sacré, Jacques de Voragine et la Légende dorée (Perrin, 2011), Le Moyen Age expliqué en images (Seuil, 2013) et, plus récemment, le 9 janvier, Faut-il vraiment découper  l'histoire en tranches ? (Seuil, 224 p., 18 €).


Pourquoi parrainer  la collection « Histoire & civilisations » ?

Cette collection me paraît répondre  à une exigence essentielle de l'édition dans le domaine de l'histoire : mettre  à la disposition d'un grand nombre de lecteurs une somme de connaissances qui, sans relever  de l'érudition, est nécessaire à l'éducation de l'honnête homme d'aujourd'hui. Cela me semble d'autant plus important que, dans certains pays dont la France fait partie, l'histoire est aujourd'hui en recul dans l'enseignement. Il s'agit là d'une erreur inquiétante, car l'histoire est individuellement et collectivement nécessaire à la compréhension du monde et à notre rôle dans son fonctionnement.

Y compris l'histoire ancienne et médiévale ?

Il faut redonner  de l'importance et de l'influence à la connaissance du passé antique et médiéval : notre existence vit d'héritages et ces héritages ne sont pas un simple retour nostalgique sur le passé. Ils sont et doivent être  un tremplin pour l'avenir . Dans ce cadre, cette part donnée à la longue durée est capitale. Il me semble d'ailleurs que, dans la période à venir , il serait important que nous ayons des spécialistes de ce que l'on appelle aujourd'hui la préhistoire, dont je pense que, grâce en particulier à l'archéologie, on devrait découvrir  de nouveaux témoignages qui permettront de mieux répondre  à la question : « D'où venons-nous ? »

Les historiens peuvent apporter  principalement deux choses. La première, c'est la connaissance des héritages. Si je ne crois pas qu'il y ait un sens de l'Histoire, malgré tout, l'histoire vit en partie d'héritages que nous devons connaître  pour apprendre  à en profiter  et savoir  les utiliser . D'autre part, la connaissance de l'Histoire et l'esprit historique nous forment à mieux nous servir  de ce qui constitue une donnée fondamentale de notre existence individuelle et collective : le temps. Le monde et nous-mêmes, nous évoluons, nous changeons et ces mutations, c'est l'histoire qui les constitue. L'histoire en tant que matière de connaissance est ce qui permet de mettre  en perspective les mutations en oeuvre à l'heure actuelle.

Qu'est-ce qui distingue une civilisation d'une culture ?

La civilisation repose sur la recherche et l'expression d'une valeur supérieure, contrairement à la culture qui se résume à un ensemble de coutumes et de comportements. La culture est terrestre quand la civilisation est transcendante. La beauté, la justice, l'ordre… Voilà sur quoi sont bâties les civilisations. Prenez le travail de la terre, la culture va produire  de l'utile, du riz, là où la civilisation engendrera de la beauté, en créant des jardins.

En Extrême-Orient, les différences entre les civilisations chinoise et japonaise s'expriment dans la structure de leurs jardins. Le jardin chinois aime le désordre et le secret, tandis que le jardin japonais est très ordonné et octroie une place importante à l'eau. On devine leurs influences religieuses et spirituelles, bien qu'ils exposent deux rapports très différents au religieux, avec d'un côté une religion du mystère, le taoïsme chinois, et de l'autre une religion de la lumière, le shintoïsme japonais.

Mais pour prendre  un exemple plus proche de nous, il existe une opposition forte entre le jardin à l'anglaise et le jardin à la française, le premier est fouillis, c'est un lieu romantique, propice à la rêverie, tandis que le second est très construit et structuré, c'est un jardin cartésien, érigé sur le terrain de la rationalité. La culture privilégie l'idée d'utilité, de sécurité et de richesse, contrairement à la civilisation, pour qui le spirituel et l'esthétique ont bien plus de valeur.

Comment les civilisations naissent-elles ?


Les civilisations sont humaines, ce sont donc les êtres humains ou les institutions qui en favorisent l'éclosion. Mais se pose la question du lieu : où naissent-elles ? La ville est pour moi, sans conteste, le grand foyer de la civilisation. Quant aux personnes, on peut lier  la naissance de la civilisation à la volonté de puissance des individus, c'est l'appel et la contrainte qui entourent les puissants qui créent autour d'eux ce désir de rehausser  leur prestige et renforcer  leur domination. C'est la volonté des pharaons de survivre  à la mort par le souvenir  qui a donné les pyramides. Les religions sont les plus grands producteurs de civilisations. Pensez au rôle des temples dans les diverses civilisations, chez les Aztèques, les Incas, les Mayas, comme en Occident, où l'église, qui a très tôt remplacé le temple, a été un élément essentiel du passage de la civilisation antique à la civilisation médiévale, chrétienne et moderne. C'est l'ambition et la recherche de valeurs supérieures qui transforment une culture en civilisation.

« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Comment doit-on comprendre  cette phrase de Paul Valéry, écrite en 1919 ?

C'est avant tout une réaction au désastre et aux destructions de la guerre de 14-18. Il y a derrière ces mots l'idée que les monuments, les institutions et les villes peuvent subir  des destructions matérielles qui emportent aussi leurs valeurs. Ce ne sont que des hypothèses, mais il est possible que certaines civilisations très anciennes de l'Amérique précolombienne ou de l'Afrique aient pu disparaître  par fait de guerre. Mais dans un deuxième temps, Paul Valéry identifie civilisation et corps humain, l'idée de mort brutale et désastreuse est remplacée par celle d'extinction, de mort lente. Les civilisations pourraient disparaître  parce qu'elles ne parviennent plus à maintenir  une natalité capable de prolonger  l'humanité qui la porte, ou de produire  les biens de consommation suffisant pour perdurer . En effet, les civilisations vivent sur une terre où leur existence physique n'est pas complètement à l'abri de destructions.

Diriez-vous comme Marx qu'à chaque technique correspond une organisation sociale, et que le moulin, par exemple, symbolise la société féodale ?

Il y a du vrai dans cette phrase de Marx et on peut dire  que la pensée moderne, même si elle s'est éloignée d'une application systématique et restreignante de la pensée de Marx, a été marquée par sa conception de l'importance de l'économie et de l'histoire. Toutefois, je pense qu'une création, une disparition ou une mutation de civilisation demande du temps. Il faut lier  l'histoire et le développement des civilisations au déroulement du temps. Une civilisation met du temps à se créer , à évoluer , à mourir , à se transformer  ou à transmettre  des héritages. Dans l'histoire et la réflexion sur les civilisations, l'idée d'héritage est fondamentale. Une civilisation est souvent faite de couches ou de dons de valeurs, de traditions qui s'inscrivent dans le temps. Les hommes sont toujours des héritiers.

Il y a une notion dont on a largement abusé, c'est celle de « révolution ». Dans l'histoire de l'humanité, elles sont très rares, et hormis les révolutions française et bolchévique, je vois peu de changements aussi globaux et brutaux. Et comme François Furet, je pense que la révolution française a duré tout le XIXe siècle. La mise à feu date bien de la fin du XVIIIe siècle, mais toutes les ondes qui ont détruit le passé et fait naître  une nouvelle société ont mis longtemps à produire  leurs effets. De même, ce n'est pas du jour au lendemain que la révolution bolchévique a modifié l'espace russe et une partie de l'Europe de l'Est et de l'Asie.

Existe-t-il une dynamique des civilisations, comme Fernand Braudel (1902-1985) disait qu'il y avait une dynamique du capitalisme ?

La dynamique des civilisations a plusieurs sources. L'une d'elles est le besoin naturel. Le besoin d'alimentation peut engendrer  une civilisation dans laquelle un aliment ou une forme de cuisine prend une valeur extrêmement importante, comme le riz ou le maïs. Mais la dynamique des civilisations repose également sur la nécessité de communiquer . Parmi les instruments essentiels des civilisations, on trouve les routes terrestres et navales. Pour la civilisation portugaise, la route maritime a été un pilier, par exemple.

Bien entendu, les besoins intellectuels et spirituels ont aussi joué un rôle fondamental. L'école a par exemple été un instrument considérable dans l'histoire des civilisations, en dispersant un savoir  qui a permis et permet le maintien d'une civilisation vivante, et qui transmet également des héritages et prépare les évolutions. Le savoir  didactique est au premier rang des dons civilisateurs de la Grèce antique, depuis l'école du pédagogue de village jusqu'à celle de Socrate et des grands philosophes d'Athènes. Et aujourd'hui, ce que l'on appelle « la recherche » participe de cet enrichissement de la civilisation, d'une civilisation technologique et scientifique.

La civilisation médiévale a entretenu un rapport ambigu au corps, corps tantôt renié, caché et dévalorisé, tantôt glorifié comme celui du Christ. Existe-il des tensions dynamiques à l'intérieur de l'Histoire et des civilisations ?

Oui, mais elles sont de diverses natures. La pensée chinoise nourrit une tension entre deux pôles, le ying et le yang, alors que la civilisation occidentale, elle, repose sur une tension fondamentale entre le bien et le mal. Pour les Occidentaux, cela semble aller  de soi, alors que c'est une construction de l'Histoire qui a pensé que tout le territoire de la pensée et de l'action évoluait entre deux domaines opposés, en lutte quasi constante.

Personnellement, j'essaye de tendre  vers un terrain neutre, mais je me suis rapidement aperçu qu'on ne demeure pas longtemps dans cette neutralité. J'aurais davantage tendance à considérer  qu'il existe un certain nombre d'entre-deux qui entrent tantôt dans le domaine du bien, tantôt dans celui du mal. Et cette diversité des positions me semble être  plus proche de la réalité et davantage gage de paix. Il y a dans les civilisations un globalisme qui permettrait de faire  son portrait et une diversité qui s'exprimerait dans un film.

Peut-on parler  de « choc des civilisations », comme l'a fait Samuel Phillips Huntington (1927-2008) ?

Il y a eu dans l'Histoire des conflits de civilisations, mais de là à les généraliser  – comme cela a été fait dans une oeuvre dont on a énormément parlé –, je crois, comme beaucoup, que c'est une erreur. La période de la colonisation (XIXe-XXe siècle) a été marquée par des chocs de civilisations, tout comme dans l'Antiquité des heurts ont existé entre les Grecs et les Perses, et au Moyen Age pendant les invasions mongoles.

En revanche, contrairement à ce que l'on pense, les grandes découvertes n'ont pas joué un rôle civilisateur essentiel. Elles ont certes matérialisé une voie de communication jusqu'alors inconnue et marqué la possibilité d'innovations futures dans les pays découverts comme dans ceux qui les ont découverts et dans toutes les régions avoisinantes, mais elles n'ont pas eu l'effet à la fois inévitable, obligatoire et considérable qu'on leur prête. Certaines découvertes ne sont pas allées plus loin qu'une rencontre, d'autres ont mis beaucoup de temps à donner  leur plus profond résultat : prenez la découverte de l'Amérique, elle ne devient véritablement importante qu'à la fin du XVIIIe siècle, pendant la fondation des Etats-Unis. L'Amérique du Sud pendant le XVIe siècle a vécu exactement comme l'Europe médiévale, il a fallu attendre  Bolivar pour que la découverte porte ses fruits.

Selon moi, la période qui court de la fin du XVe siècle jusqu'au milieu du XVIIIe siècle est une sous-période d'un long Moyen Age, une sous-période qui a connu des nouveautés dues aux migrations alimentaires (la tomate, le maïs, etc.), mais aussi à l'expansion des métaux précieux.

Pourquoi dites-vous que la ville est le creuset des civilisations ? N'y a-t-il pas eu de civilisations rurales ?

Je n'en vois pas beaucoup. Je dois avouer  que dès qu'on parle de civilisation, on trouve la ville, même lorsqu'il s'agit de civilisations anciennes. L'Egypte ancienne, les empires et royaumes du Proche-Orient, l'Empire romain, la chrétienté, l'Amérique précolombienne, l'Extrême-Orient et l'Inde antique, partout les villes ont joué un rôle essentiel. La Grèce ancienne avait Athènes, Sparte, Corinthe… et même les civilisations de Mésopotamie étaient des civilisations de la ville. Pourquoi ? Parce que la ville offre deux choses nécessaires à la création : le nombre et la proximité. C'est pour cela que parmi les piliers de la civilisation européenne, j'ai retenu l'échelle du quartier. La ville est une association de voisins.

Elle a fait naître  un comportement, une institution à laquelle on n'a pas assez porté d'attention dans l'Histoire : l'artisanat. Son importance commence dès l'Antiquité. Chez les Grecs anciens et les Romains, le faber, le forgeron, est un personnage essentiel. Il fabriquait la charrue, nécessaire à l'agriculture, les fers à cheval et beaucoup d'autres outils essentiels au développement de la civilisation.

Au XIe siècle, en France, deux événements presque contemporains ont bouleversé le Moyen Age : la naissance du village, avec le rassemblement des paysans dans des agglomérations qui respectaient la même structure, avec l'église et le cimetière au centre, et les premiers mouvements communaux qui ont marqué la prise en main de leur gouvernement par les habitats, ceux qu'on appellera les bourgeois. L'installation dans les villes des frères dominicains et franciscains, dont le métier consiste à prédiquer , a renforcé la communication. La ville est devenue plus que jamais un centre de production et a ainsi achevé de posséder  tous les atouts qui lui ont permis d'être  un moteur.

Peut-on dire  qu'il existe des civilisations « chaudes » et « froides » ?

On peut dire  qu'il existe des régions plus animées et créatrices que d'autres, dans le domaine économique, artistique ou dans celui de l'enseignement. Un pays qui s'est toujours distingué dans l'Europe médiévale et qui était plus chaud que la plupart des autres de la chrétienté, c'est l'Italie, par exemple.

Quels sont les marqueurs des civilisations ?

Il faut distinguer  les marqueurs existants de ceux qui ont disparu. Ceux ressuscités par les historiens, les anthropologues et les sociologues sont très divers. Ça peut être  un aliment, il y a eu en Irlande une civilisation de la pomme de terre, une grande partie de l'activité de la ville tournait autour des effets de sa culture. La civilisation est quelque chose de globalisant.

Pourquoi parlez-vous d'une mondialisation dans le temps et dans l'espace ?

Le problème, c'est celui de l'espace, de l'aire géographique et des relations qu'entretiennent les espaces des civilisations entre eux. Il faut différencier  trois états essentiels : le contact, l'échange et la fusion. Le contact, c'est ce qu'il s'est passé pendant les grandes découvertes, dont l'instrument a été le bateau. L'échange a eu lieu entre les pays européens et ceux découverts, se sont créés des échanges commerciaux, mais aussi intellectuels. Et puis arrivera un moment où entre les deux pays en contact et en échange s'opérera une quasi-uniformisation.

Aucune région n'a pour le moment connu cette phase, contrairement à ce que disent certains journalistes et politiciens, notamment avec leur concept d'américanisation du monde. Je crois que ce phénomène de fusion n'existe pas encore, nous sommes toujours dans une phase d'échanges, mais d'échanges inégaux.

Peut-on encore parler  des civilisations ou n'en reste-t-il finalement plus qu'une seule, celle du monde globalisé ?

Nous sommes entrés dans une nouvelle période de l'Histoire, dont l'instrument principal est l'ordinateur. Nous faisons face à un instrument qui ne s'est pas encore répandu partout et qui ne l'a pas fait au même degré de saturation. Je crois que nous avons pour la première fois, mieux que le téléphone ou la télévision, un outil qui deviendra quasi universel et qui pourra tisser  une civilisation numérique. Aujourd'hui, nous n'en sommes encore qu'au stade du contact, il faut patienter  pour savoir  s'il parviendra à faire  naître une nouvelle civilisation.

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